Texte SUR L'HERITAGE
"Quels sont les arguments et ressorts de la shariâ qui peuvent permettre de changer la question juridique de l'héritage afin de s'acheminer vers l'égalité ? Dans le cas de l'inexistence de ces ressorts, que préconisez-vous comme solution ?"
Il n’y a pas de solution possible à la question de l’héritage des femmes par rapport aux hommes, parce que les États musulmans souscrivent au principe selon lequel aucune loi élaborée, édictée et appliquée par les hommes ne peut avoir préséance sur une disposition énoncée explicitement dans le Coran même. Le verset coranique énonce explicitement que la part revenant au garçon équivaut au double de ce que reçoit la fille (wa li-ldhakari mithl hazzi-l-unthayayn). Lorsque Bourguiba avait essayé de modifier cette disposition, il a soulevé une telle opposition qu’il a dû y renoncer.
Cela dit, j’ai montré dans plusieurs textes que la question générale du droit dans les pays musulmans doit être repensée de façon radicale en ouvrant des débats qui ont eu lieu durant les trois premiers siècles de l’hégire, mais qui ont été progressivement arrêtés après le triomphe des cinq écoles théologico-juridiques qui continuent de servir d’instances de l’autorité jusqu’à nos jours. La pensée juridique dans les pays musulmans est loin d’être unifiée : ce qu’enseignent les facultés de droit moderne et séculier est très différent de ce qu’on continue d’inculquer dans ce qu’on appelle abusivement les facultés de Sharî‘a. La différence majeure est que la pensée juridique islamique veut ignorer que la Loi divine (confondue avec le droit positif nommé fiqh) a aussi une histoire en ce sens qu’il n’échappe pas aux pressions de changement imposées par l’histoire. Le cas de la condition juridique des femmes est un exemple de l’urgence ressentie dans le monde contemporain pour assurer aux femmes les pleins droits donnés aux hommes depuis longtemps.
La résistance aux changements dans les sociétés musulmanes actuelles vient plus des régimes politiques en place que des ‘ulamâ’ devenus on le sait des fonctionnaires de l’Etat. Il y a beaucoup de travaux modernes consacrés à l’histoire du droit (fiqh) qui ne sont guère, voire jamais lus, ni enseignés pour rendre possible le passage du droit médiéval au droit moderne fondé sur les grands acquis de la philosophie politique et juridique moderne. Je ne minimise pas les attitudes de la croyance orthodoxe qui confond les instances de l’autorité divine dans le discours coranique et celle contingente, révisable des théologiens et des juristes qui ont lu et interprété les textes comme nous devons le refaire aujourd’hui avec les connaissances et les principes modernes de la pratique démocratique.
Je ne peux en dire plus ici. Le lecteur intéressé peut lire des analyses plus approfondies dans mon livre Humanisme et Islam, notamment le chapitre 5 consacré à La critique de la Raison juridique en Islam.